Un hamster à l'école (Nathalie Quintane)

Un hamster à l'école (Nathalie Quintane)

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si je compte la fac… le secondaire… l’école… et la maternelle… 53 ans que, élève, étudiante, enseignante, je suis dans l’Éducation nationale. De la disparition de l’estrade à l’arrivée du numérique, des concours aux cantines, des mutations insidieuses aux réformes à marche forcée, ce livre tente une traversée de l’institution — sans se retenir d’en rire, et en tâchant de ne pas trop en pleurer.

 

Article de l'autrice dans le Monde Diplomatique : 

Personnellement, j’ai jamais vraiment arrêté de donner des dictées. C’est un moment vraiment sympa. Les mômes sont extrêmement concentrés, à faire une seule chose à la fois, impossible de lever le nez sinon tu rates un mot, tout le monde est bien aligné dans la même position, on entend les mouches. Bref, c’est très reposant. Et puis ils sentent qu’ils font quelque chose d’important. En tout cas, ils font comme s’ils le sentaient. La tentation, ce serait de tout dicter histoire d’avoir la paix. Mais ça marche pas. Si tu dictes autre chose qu’une dictée, t’as le bordel. Le bordel, le brouhaha, ou un peu de bruit, c’est ce que tu as quand tu ne dictes pas une dictée, et ça, faut bien se le mettre dans la tête et le plus vite possible si on veut pas être déçu. Après, il y a des moments de concentration très aigus, seuls ou à plusieurs, mais la qualité de silence que t’as avec la dictée, y a rien de comparable. Seuls les profs qui font régner la terreur l’obtiennent. Je suppose qu’on pense que ces profs-là n’existent plus, mais y en a encore, par petites unités, un par bahut. Y a un deuxième avantage que t’as avec la dictée c’est à la correction. Rien de plus cool à corriger qu’une dictée : ça demande zéro concentration. Tu peux très bien écouter la radio ou regarder la télé en même temps ; c’est de la mécanique. Toujours les mêmes fautes sur les mêmes mots, du coup tu finis par passer à vitesse grand V sur toutes les copies et t’abats un paquet de trente en une demi-heure max. Y a rien de plus rapide à corriger qu’un paquet de dictées. T’as des notes, tu les rends, les parents comprennent et tout le monde est content. On a pu faire chier des profs pour une phrase dans Artaud ou dans Zola, un geste ou de l’humour mal compris, mais on a jamais emmerdé personne parce qu’il donnait trop de dictées — en tout cas, j’en ai jamais entendu parler.

La dictée notée sur 20, c’est le seul exercice où tu peux te récolter — 40, et à ce que je sache, ça n’a jamais étonné personne. Moins 40, c’est probablement un dyslexique. En 2010, ils se tapaient encore la dictée en entier et la descente en enfer. La plupart, on croyait qu’ils étaient bêtes. C’est là que d’un coup, à un moment, j’ai réalisé que mes meilleurs amis étaient nuls en orthographe et que je vivais avec un dyslexique qu’on avait pris pour un abruti pendant toute sa scolarité et qui finalement avait fait des études supérieures — tout comme mes amis nuls en orthographe. Mais alors, s’il y avait des gens nuls en orthographe et capables de développer une pensée et une appréhension sensibles du monde, ça impliquait a contrario qu’il y avait des gens à l’orthographe impeccable qui pensaient comme des pommes ou qui étaient vraiment cons. On connaît tous des cons qui font pas de fautes, non ? Il paraît que sur les applis de rencontres, ça trie par l’orthographe : ceux qui écrivent sans fautes branchent ceux qui écrivent sans fautes et s’autosélectionnent comme ça socialement, sous-entendu que les pauvres sont incapables d’aligner deux lignes et en général de s’exprimer. C’est pour ainsi dire l’aboutissement d’une manière de voir les choses, la société telle qu’elle fonctionne et telle qu’on croit qu’elle est ; pour ainsi dire le couronnement d’une centaine d’années d’école publique et privée, confessionnelle ou laïque et obligatoire, parce qu’au niveau de l’orthographe et de son respect, c’est pareil des deux côtés. On peut s’écharper sur le genre par rapport au zizi mais certainement pas sur l’accord du participe passé avec avoir quand le complément d’objet direct est placé avant le verbe, là, tout le monde est d’accord pour dire que le savoir c’est une preuve d’intelligence puisque c’est pas facile à comprendre (et en effet, c’est incompréhensible). Récemment j’étais surprise de ce que de plus en plus de mes collègues laissaient des fautes dans leurs communications (depuis l’arrivée de l’informatique, on n’arrête pas de s’écrire). Les mômes aussi le remarquent : — Vous avez vu, monsieur Truc il fait plein de fautes ! Je tempère : — Lamartine aussi il en faisait plein, et il est devenu député. Malgré tout, j’avais dans la tête que les fonctionnaires font pas de fautes, pas parce que le concours agirait magiquement et que dès lors que vous l’avez passé vous n’en faites plus mais parce que l’orthographe, c’est quelque chose d’extrêmement surveillé dans la fonction publique, tout comme les fonctionnaires sont extrêmement surveillés (c’est ce qu’on appelle le devoir de réserve).

Eh bien, ni l’un ni l’autre. Il n’y a aucun texte de loi qui dise que le fonctionnaire doit avoir une bonne orthographe. Y a bien une légende, celle du décret de 1832. Mais ce fameux décret, il a jamais existé que dans les têtes. Pareil pour le devoir de réserve dans l’éducation nationale. Y a aucun texte. Y a bien un devoir de réserve dans l’armée, mais pas dans l’éducation nationale ; c’est d’ailleurs la raison pour laquelle un ministre a dernièrement inclus un entrefilet de loi dans lequel il précise que désormais il y a un devoir d’« exemplarité » pour les profs (c’est parce que des profs avaient un peu rechigné à sa réforme ; il aime pas que ses profs rechignent). Du coup le devoir de réserve dans l’éducation nationale il a jamais existé que dans les têtes aussi. C’est assez troublant quand même, cette manie de s’inventer des lois qui existent pas dans le droit et qui vont toutes dans le même sens de plus de contraintes. Par exemple (en tout cas dans l’éducation nationale), on se met jamais à fantasmer des lois qui iraient vers plus de liberté ou plus d’égalité. On se fabrique son petit droit en interne qui fait jouer le martinet. Plus royaliste que le roi. Plus dirigeant que l’État. Plus administrant que l’institution. Plus répressif que la police.

***

D’une part, il faut disposer les élèves en îlots c’est-à-dire par quatre, c’est-à-dire qu’ils doivent pouvoir travailler tout à fait seuls, autonomes, sans nous, on doit les préparer à l’autonomie, on doit quasi disparaître, au moins de leur champ de vision, on leur donne une A4 avec des phrases toutes prêtes à compléter, à manipuler, à inventer, à chambouler, et vite vite on se carapate derrière notre ordi dont on ne bouge plus jusqu’à ce qu’ils aient fini et si, vraiment, y en a un (on l’appelle le gérant) qui vient pour nous demander un tuyau, mais alors exceptionnellement, on le renvoie vers un autre groupe qui a l’air d’avoir compris : c’est eux qui lui expliqueront ; avant la fin de l’heure, on passe quand même de groupe en groupe et, d’un geste souple, on met des points, des points de couleur ; on met des points verts si c’est réussi, des points jaunes si c’est bof, et des points rouges si c’est nul — mais un groupe de quatre n’est jamais intégralement nul, évidemment ; la plupart du temps, y en a toujours un sur les quatre qui comprend le système et dispatche les verts.

Comment ne pas être d’accord avec cette version libertaire de l’enseignement ? Bon d’accord y a bien le gérant, qu’on a appelé le gérant comme un hommage à la boutique, à la boutique France, selon le mot de Colbert : qu’il voulait diriger la France comme la boutique paternelle — mais c’est quand même minime comme concession. L’élève est donc l’enseignant. C’est en effet le meilleur moyen d’apprendre. Mais attention : si jamais l’inspection découvre que vous ne les mettez pas en îlots, que les tables sont encore bêtement alignées face tableau, bref, qu’au fond, vous n’êtes qu’un anarchiste de pacotille, alors là vous êtes viré ; ou plutôt on vous emmerdera jusqu’à ce que vous partiez de vous-même (le maître mot, c’est : décourager). Soit un système autoritaire qui vous sommerait de ne pas l’être ? C’est plus compliqué que ça. Parce qu’en fait, mine de rien, faut naturellement que l’autorité règne dans votre salle, qu’on entende une mouche, que juste ça bourdonne autour des potentiels points rouges verts jaunes, malgré que vous êtes planqué derrière votre ordi, car vous avez distribué les A4, et vite vite vous vous êtes couroté vers votre ordi, vous avez souhaité bon travail bonne heure à la bonne heure aux 24 ou 31, et là vous êtes sur l’ENT, l’Espace numérique de travail, vous vous racontez, vous vous décrivez sur l’ENT.

Quelle est la condition, la condition pour que ça puisse ? La condition, c’est que les 24 ou 31 aient tous intégré l’autorité, qu’ils soient tous à la fois leur propre employé et leur propre chef, qu’en eux l’employé paresse aussitôt rectifié par le chef, que le chef en permanence vigilant n’en perde pas une de l’employé, qu’il le soupçonne a priori de tirer au flanc comme tout employé qui se respecte, que l’employé ait par-dessus son épaule le regard du chef, ou dans son oreille la remarque du chef, dans une forme de double écoute qui fait que, quand vous parlez, vous savez que vous vous adressez à la fois à votre collègue, en l’occurrence votre camarade, et à quelqu’un d’autre placé pour ainsi dire dans votre tête, et là ce dont je m’aperçois, tout en écrivant ça (d’un coup c’est venu), je réalise, je me mets à réaliser que c’est le dispositif incarné de l’inspection (vous vous adressez officiellement aux 24 ou 31 mais aussi à l’inspecteur — dans le secret de votre cœur et en vérité, vous parlez à l’inspecteur tout en simulant une parole à la cantonade). Ainsi, le dispositif incorporé par tout fonctionnaire point vert : que l’inspecteur soit physiquement présent ou pas, il est là, toujours un peu dans ma tête, à vérifier que je suis dans les clous, en îlots, autonomes, autoévalués, silencieux, bourdonnants, travailleurs, sans répit, surveillés par l’un, surveillés par l’autre.

14 janvier 2021

198 pages

Editions la Fabrique

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